Les empereurs des deux premiers siècles mènent une série de guerres pour améliorer le tracé des frontières. Les trois grandes frontières terrestres sont le Rhin, le Danube et l'Orient, auxquelles s'ajoutent la Bretagne et l'Afrique. Un plan méthodique de fortifications crée, autour de l'Empire, une ceinture de glacis défensifs : le limes, qui est l'ensemble de la zone frontière qui sépare Rome du monde barbare. Á l'origine, il s'agit d'une ligne de surveillance et d'un dispositif d'alerte, qui a un double but :
Un but militaire : en cas d'attaque inopinée, alerter les troupes de l'arrière et leur permettre d'accourir;
Un but douanier : les communications et les échanges entre le monde romain et l'extérieur se règlent par son intermédiaire.
Conçu sous une forme très souple, le limes varie selon les lieux et les époques, pour tenir compte à la fois du terrain et de l'ennemi. La frontière sépare symboliquement la civilisation, l'Empire romain, de la barbarie.
Le limes évolue également dans sa conception : au Ier siècle, il est offensif, et est constitué essentiellement par un ensemble de voies de pénétration que relient des rocades. Il commence à se fixer dès les Flaviens, se ferme avec les Antonins et se cristallise au début du IIIème siècle avec les Sévères (193-235)1, sous cette forme rigide de murs continus dont le mur de Rhétie reste le prototype. Pour une longueur totale de 9 000 kilomètres, le limes romain compte cinq secteurs principaux.
- Le limes de Bretagne (110 km) -
Destiné à protéger la province romaine contre les incursions des peuples calédoniens, il est commencé par Agricola et reçoit sa forme définitive sous Hadrien (vallum Hadriani). La ligne comprend trois éléments : un fossé, un retranchement de terre et, en arrière, une ligne de châteaux forts construits en terre et de dimensions diverses. Une voie de rocade, parallèle au front, assure la liaison entre les postes.
Sous Antonin, un second limes du même type est construit plus au nord; Septime Sévère l'abandonne en 207 pour revenir au limes d'Hadrien, dont il remanie et améliore les défenses.
- Le limes rhénan (600 km) - Il se subdivise en deux secteurs différents :
En aval de la Moselle, le secteur du Rhin inférieur, où c'est le fleuve qui assure la défense, doublé des camps légionnaires de la rive gauche;
Le secteur du haut Rhin, sur le modèle du limes breton (fossé, palissade, châteaux forts et tours en pierre depuis Hadrien). Dans les années 130--140, la partie méridionale du limes germanique est portée en avant sur une longueur de 100 kilomètres et la section correspondante de l'ancien limes est désaffectée.
- Le limes danubien (2 700 km) - Il est subdivisé en quatre secteurs :
Le limes de Rhétie : au départ contruit sur le modèle du limes germanique, il est transformé sous Caracalla sous la forme d'un mur de pierre ininterrompu et garni d'une ligne de tours en pierre (murus raeticus);
Le limes du Danube moyen : le fleuve constitue la ligne de défense principale, avec une série de camps légionnaires reliés entre eux par un réseau de tours de guets et de postes d'observation;
Le limes de Dacie : commencé sous Trajan, achevé sous Hadrien et perfectionné par Septime Sévère, il comprend à la fois un rempart fortifié au nord-ouest, un limes fluvial au nord et un réseau de forts d'arrêt barrant les routes d'invasion, à l'Est (limes des Carpathes); des lignes de défense intermédiaires;
Le limes du Danube inférieur : c'est un limes fluvial.
- Le limes d'Orient (2 000 km) - Il va de la mer Noire à la mer Rouge, avec trois secteurs :
Le limes du Pont, qui va de la Crimée à Trébizonde : c'est une chaîne de villes fortifiées qui ont pour mission de couvrir l'Asie mineure contre les invasions des peuples sarmatiques et caucasiques. Il se complète par la zone de protectorat que représente pour Rome le Caucase.
Le limes de l'Euphrate : c'est au départ un limes fluvial. Mais avec la constitution du bastion mésopotamien sous Marc Aurèle et Septime Sévère, le système traditionnel est profondément modifié. La frontière romaine est en effet repoussée jusqu'au Haut-Tigre.
Le limes syro-arabique : c'est un limes de désert, ouvert : une grande route longe la frontière, et des ouvrages défensifs sont construits à des distances variables, chargés de couvrir les emplacements stratégiques les plus importants, notamment les points d'eau.
- Le limes d'Afrique - Il qui va de la mer Rouge à l'Atlantique. Il comprend trois secteurs :
Le limes d'Égypte : en Égypte, protégée sur ses flancs par le désert, le problème est simple : barrer la haute vallée du Nil pour fermer la province aux invasions des peuples de l'intérieur. Une série de fortins, occupés en permanence par des détachements de troupes auxiliaires, remplit cet office;
Le limes d'Afrique, en deux parties : limes de Tripolitaine et limes de Numidie. Une série de châteaux forts sont doublés de l'occupation d'oasis plus en avant. Le tracé varie au cours de l'Empire;
Le limes de Maurétanie : les problèmes sont complexes, pour couvrir le pays vers le sud, protéger le littoral contre les invasions des pirates et surveiller les indigènes installés dans les massifs montagneux de l'intérieur. L'organisation du limes africain s'accompagne d'une oeuvre économique d'irrigation qui favorise la sédentarisation des nomades.
Figure 1 : La répartition militaire par secteur au IIIème siècle
Zone
Effectifs totaux
Nombre de légions
Provinces
Effectif
Rhin
40 000 hommes
4 légions
Germanie supérieure
2
Germanie inférieure
2
Danube
130 000 hommes
12 légions
Rhétie
1
Norique
1
Pannonie supérieure
3
Pannonie inférieure
1
Mésie supérieure
2
Mésie inférieure
2
Dacie
2
Orient
110 000 hommes
10 légions
Cappadoce
2
Mésopotamie (Parthiques)
2
Syrie
3
Palestine
2
Arabie
1
Égypte
11 000 hommes
1 légion
IIa Trajana Fortis à Nicopolis
Afrique
11 000 hommes
1 légion
IIIa Augusta à Lambèse
Bretagne
30 000 hommes
3 légions
Italie
1 légion
IIa Parthica à Albanum
Tarraconaise
1 légion
VIIa Gemina à Legio
Le principe fondamental pour la défense de l'Empire est celui de la couverture : l'armée est disposée en cordon le long des frontières et organisée en armées particulières affectées chacune à la défense d'un secteur déterminé. Il y a ainsi l'armée du Rhin, l'armée du Danube, l'armée d'Orient, l'armée d'Égypte et l'armée d'Afrique.
Parallèlement, on maintient à l'arrière des armées de réserve, d'un effectif inférieur à celui des armées de première ligne; selon le cas, elles sont destinées à renforcer celles-ci ou à assurer la sécurité de l'intérieur. Dans l'organisation militaire d'Auguste, l'Empire compte trois armées de ce genre. L'armée de réserve s'affaiblit de plus en plus pendant les deux premiers siècles, pour ne plus compter que 2 légions, la VII Gemina en Tarraconaise, et la II Parthica, créée par Septime Sévère, stationnée en Italie. Ajoutées à la garnison de Rome, cela représente au maximum 45 000 hommes.
Aux différents secteurs du limes correspondent donc autant d'armées chargées d'en fournir les corps d'occupation et d'en assurer la défense permanente. Les effectifs varient au cours de l'Empire, mais se fixent au début du IIIème siècle.
Les effectifs indiqués dans le tableau sont les effectifs totaux en théorie, incluant les troupes auxiliaires. Chaque armée pourvoit, sous la forme de détachements, à l'occupation permanente des ouvrages de première ligne du limes (tours de garde, châteaux forts, postes de guet). Le gros des troupes se tient en réserve, à l'arrière, dans une série de camps légionnaires permanents, installés soit sur la rive romaine des fleuves, soit à quelque distance de la frontière.
La Bretagne : C'est un théâtre d'opérations secondaires, même si l'expeditio britannica (209--211) est l'événement majeur de la fin du règne de Septime-Sévère. Les succès rencontrés par le vieil empereur portent leurs fruits pour de longues années.
Le limes rhéno-danubien : Les premiers symptômes de la poussée germanique y apparaissent. La ligue des Alamans est repoussée par Caracalla en 213. Ils sont de retour 20 ans plus tard, en 234, menaçant les Champs Décumates et la Germanie supérieure. Leurs attaques, conjuguées avec celles des peuples danubiens (Carpes, Quades, Sarmates), contraignent Sévère Alexandre à mettre un terme à la guerre contre les Perses.
L'Orient : Les règnes de Septime-Sévère, Caracalla, Macrin et Sévère-Alexandre (donc de 193 à 235) sont largement occupés par les guerres en Orient, contre les Parthes d'abord, puis contre les Sassanides à partir de 226 :
Septime-Sévère : ses campagnes ont un caractère offensif et se soldent par de brillants succès qui imposent l'hégémonie romaine sur son voisin oriental. En 195, le but de Septime-Sévère est de châtier les alliés orientaux de Pescennius Niger, les rois d'Osrhoène et d'Adiabène, ainsi que les Arabes scénites. L'Osrhoène est annexée et constituée en province, à l'exception de sa capitale, Édesse, qui demeure au pouvoir de ses dynastes, les Abgarides. La ville de Nisibe est érigée en colonie.
Septime-Sévère est de retour en Orient au printemps 197, après sa victoire sur Clodius Albinus. Il oblige le souverain Parthe Vologèse IV à lever le siège de Nisibe. Il le poursuit jusqu'à Ctésiphon, dont il s'empare en novembre ou décembre 1972, ainsi que de Séleucie du Tigre. Il échoue ensuite devant Hatra, cité caravanière; cependant, la province de Mésopotamie est créée en 198.
Caracalla : sa guerre parthique résulte d'une initiative de l'empereur (revivre le destin d'Alexandre). Il arrive à Antioche en avril 215. Mais l'assassinat de l'empereur le 8 avril 217 amorce un renversement.
Macrin : il conclut la paix dans des conditions que les contemporains jugent désastreuses; mais elles ne le sont qu'en comparaison avec les succès antérieurs.
Alexandre Sévère : avec l'avènement des Sassanides, l'initiative change de camp et Alexandre Sévère ne fait que répondre, avec un succès médiocre, à une attaque d'Ardachir, qui voulait récupérer la Mésopotamie.
La frontière africaine : Les Sévères ont porté beaucoup de soin à la consolidation de la frontière africaine de l'Empire. Septime-Sévère en particulier a veillé à contrôler les routes empruntées par les nomades du désert saharien, tant au sud des Aurès (établissement du castellum de Dimmidi), qu'en direction du pays des Garamantes en arrière de la Tripolitaine (construction d'un camp à Bu Njem en 201). En 208 apparaît la nouvelle province de Numidie.
Mais il subsiste, à l'intérieur même du territoire provincial, des poches de dissidence, notamment dans les zones montagneuses du Rif ou des Atlas. En Césarienne éclate en 227 une véritable insurrection des tribus que doit réduire le procurateur Titus Licinius Hierocles.
Le rôle précis dévolu à chacune des armées leur donne déjà un caractère régional. Deux autres faits contribuent à le renforcer encore :
La fixation des unités : depuis le début du IIIème siècle les unités restent affectées, sous forme permanente, à leur garnison coutumière;
La transformation du recrutement : largement territorial au début de l'Empire, il devient régional au cours du Ier siècle pour devenir local avec Hadrien : les troupes sont recrutées principalement dans le secteur géographique où elles seront appelées à servir, ce qui crée un lien très fort entre le soldat et sa région natale.
Plutôt que d'«armée» en général, il vaudrait mieux parler d'«armées». De forts particularismes régionaux apparaissent lors de la crise de 193, ou en 238. Les armées répugnent à aller combattre sur un front lointain au moment même où leur province est menacée. C'est l'une des causes de l'échec de l'expédition persique de Alexandre Sévère. À l'inverse, la présence de contingents orientaux dans l'armée du Rhin se révèle source de problèmes.
Il n'y a, sous les Sévères, aucune «barbarisation» de l'armée : les contingents de dédites et de gentiles n'y tiennent qu'une place négligeable. Il n'y a donc pas de risque de collusion avec l'ennemi extérieur.
Près des camps s'installent les canabae, huttes où habitent les marchands et les indigènes qui vivent dans la mouvance de la société militaire. Du camp naît parfois une véritable cité : par exemple Argentoratum (Strasbourg), abandonnée par les troupes au IIème siècle, quand elles partent occuper des positions plus orientales.
Le long de cette zone de défense et de routes se créent des courants d'échange : des marchands venus d'Orient par le Danube apportent leurs produits et leurs techniques : ce sont eux qui introduisent la fabrication du verre en Germanie. Ils apportent aussi parfois leurs cultes : alors que les religions orientales, celle de Mithra par exemple, recrutent peu de fidèles en Gaule, on creuse des mithrées près des camps, on dresse des chapelles au «Jupiter Dolichenus», de la vallée du Danube à celle du Rhin.
L'armée est aussi créatrice d'activités économiques. Elle favorise dans l'arrière-pays immédiat le développement d'un agriculture plus moderne. Elle crée ses propres fabriques : l'industrie céramique de la Gaule, cantonnée en Narbonnaise, puis dans le Massif Central au Ier siècle, se déplace : vers 140 un centre de production actif s'est établi à Rheinzabern, dans l'arrière-pays de la frontière.
Il devient clair, à partir du règne de Alexandre Sévère, que Rome n'est pas en état de mener des opérations d'envergure sur deux fronts à la fois. Cette impuissance est due à plusieurs causes :
L'insuffisance des effectifs : les 400 000 hommes que compte l'armée, toutes formations comprises, sont insuffisants pour défendre les 9 000 kilomètres de frontières terrestres, sans parler de l'intérieur du territoire.
Le coût énorme de l'armée : c'est une charge énorme, qu'on ne pourrait augmenter sans une réforme complète du système économique et en particulier de la fiscalité, déjà très lourde selon les critères du temps. Caracalla semble y avoir songé, et ces velléités suffisent à expliquer son impopularité dans les milieux sénatoriaux.
L'inadaptation de la stratégie axée sur la défensive, malgré des phases ponctuelles d'offensive tactique. La conception qui prévaut est celle du limes. Hors de la zone frontière, large de quelques dizaines de kilomètres, même si les routes stratégiques sont régulièrement patrouillées et entretenues, il n'y a virtuellement plus de protection et les villes ne sont pour la plupart pas ceintes de remparts. Cette conception linéaire de la défense convient à une époque paisible. Les invasions germaniques de l'époque de Marc-Aurèle en avaient fait apparaître les limites, sans toutefois que la stratégie ait été repensée en conséquence.
La difficulté de rassembler de gros effectifs pour une expédition de grande envergure. Les empereurs tentent d'y parvenir en prélevant sur chaque légion des vexillations (vexillationes), qui sont des détachements ou «bataillons de marche», formés des soldats les plus aguerris, 1 000 à 2 000 par légion. Leur réunion, pour la durée d'une campagne, permet la constitution d'un corps d'armée, dont la direction est confiée à un officier nommé spécifiquement pour cette mission avec le titre de praepositus (équestre pour les auxiliaires) ou de dux (sénatorial pour les légionnaires).
Des carences tactiques : les soldats sont lourdement armés. Leur qualité principale est en revanche la discipline, l'aptitude à manoeuvrer, entretenue par l'exercice quotidien. Une armée romaine peut affronter victorieusement n'importe quel adversaire en bataille rangée, et excelle également dans les opérations de siège.
L'insuffisance de la cavalerie : les 120 cavaliers que compte une légion ne peuvent remplir que des missions de liaison ou d'escorte. Les ailes de cavalerie auxiliaire y suppléent imparfaitement, bien que les empereurs aient cherché à développer des unités de spécialistes : archers palmyréniens et osrhoéniens, «acontistes» (lanceurs de javelot) maures, et, à l'imitation des Sarmates et des Parthes, cavalerie lourde de lanciers (contarii) ou de cuirassiers cataphractaires.
Flaviens : de Vespasien à Domitien (69--96); Antonins : de Nerva à Commode (96--192); Sévères : de Septime Sévère à Sévère Alexandre (193--235).
La scène du siège de Ctésiphon est représentée un panneau de l'Arc de Septime-Sévère, sur la face orientée vers le Capitole. Le panneau sur Ctésiphon est divisé en deux registres : le registre inférieur raconte le siège de la ville, au moyen de machines de guerre, tandis que le registre supérieur montre l'adlocutio (discours) de l'empereur à ses troupes, après la prise de la capitale parthique. Instaurant le dialogue avec l'armée, l'adlocutio permet à l'empereur de revendiquer sa qualité de général victorieux (imperator). Au cours de cette adlocutio, Septime-Sévère est proclamé imperator pour la 11ème fois. Il profite également de la victoire pour promouvoir sa politique dynastique : les deux fils de l'empereur figurent à ses côtés sur la tribune, car Caracalla fut proclamé Auguste et Géta César au cours de l'adlocutio du 28 janvier 198. Date de l'avènement de Trajan en 98, le choix de ce jour indique une renaissance (renovatio temporum), l'inauguration d'un nouveau siècle des Antonins.